4 mars 2000

Pierre Picchiottino (1905-1977) & Marguerite Ruelle (1906-1987)

(Mise à jour: 10/09/2025)

Pierre Francois Picchiottino nait le 27 decembre 1905 a La Mure. Il est le second fils de deux immigres italiens, Gaetano Pietro Picchiottino (1872-1949) et Maria Marguerita Recrosio (1880-1964), qui ont quitte leur village piemontais de Ronco Canavese pour s'installer dans cette ville miniere iseroise au debut du siecle. 

Lors du recencement populaire de 1906, la famille Picchiottino vit au 15 rue de Cotte Rouge. Le pere est alors patron d'une petite entrerprise d'etamage qui employait deux apprentis d'origine italienne, eux aussi domicilies a la meme adresse. Les trois premiers enfants sont nés a ce moment la, mais la famille comptera en tout cinq enfants:

  • Dominique Edmond (1902-1968)
  • Marie (1903-1991)
  • Pierre (1905-1977)
  • Lucia (1908-1992)
  • Renee (1922-2007)

Selon les circonstances, les prenoms de la fratrerie oscillent entre leur expression francisée et l'italienne. Ils sont d'ailleurs enregistrés a la fois en France et en Italie comme le documente cet extrait du registre civil de Ronco Canavese ou l'ensemble des enfants a été consigné en une fois, sans doute lors d’un voyage dans la famille:

Source: Ronco Canavese. Stato civile Nati, B, 1920-1935 Film Nr 5314189 vue 317 et 318

Sportif assidu, Pierre rejoint le club de rugby local avec lequel il jouera durant les années 20, 30 et 40. Malgré ses 16 ans, il débute dès 1921 avec son  frère Edmond même si celui-ci ne jouera pas très longtemps. Pierre lui persiste et il est notamment mentionné par la presse locale pour sa prestation au cours d'un match contre l'A.S. Grenoble le 16 octobre 1921 que La Mure remporte 12 à 3. Il sera également sélectionné dans l'équipe d'athlétisme le 24 juin 1922 pour y disputer le championnat des Alpes. Dans les années 20-30, le Racing Club Murois joue en 3ème série et sera plusieurs fois Champion des Alpes de 1924 à 1929 et même finaliste du championnat de France. Le 24 novembre 1929, Pierre marque un superbe essai et le RCM bat Chambery 19 à 0. 

Le club avait démarré en 5ème série au début du siècle et sera finaliste en 2ème série dans les années 30 et 50, avec une breve apparition en 1ère série en 1931. Il faut cependant savoir qu'ils durent passer au rugby à XIII fin 1933 apres avoir ete suspendu un an par la Federation pour mauvaise conduite envers un arbitre. Ce changement de sport conduit aussi a l'obligation de changer de nom, et le Rugby Cub de La Mure devient le Rugby Club Matheysin. Première rencontre 16 décembre 1934 avec une victoire sur Grenoble (18 à 8) puis le 24 décembre sur Villeurbanne 42 à 0. A compter de 1935 le rugby se jouera de nouveau à XV, la sanction ayant été executee. Pierre jouera sa derniere rencontre en 1946, prenant sa retraite sportive a 41 ans.

L'equipe de rugby de La Mure en 1925, Pierre au deuxieme rang, deuxieme a droite.
Pierre, au premier rang, le troisième en partant de la gauche, en 1928. 

La même équipe le 5 mai  1946, photo  prise lors de la rencontre
amicale entre les vétérans de La Mure contre ceux de Mens.

Quant a elle, Marguerite Ruelle nait le 10 septembre 1906 a La Mure. Elle est la fille de Contantin Ruelle (1872-1939), tailleur d'habits a La Mure et de Lucie-Celestine Pichand (1871- >1917). Elle est la benjamine de la famille qui en 1906 reside au 6 rue des Fosses. La fraterie comprend ainsi:

  • Benoit (1899), classe 1919 matricule 1813. Ne a Lyon, il s'est etabli a Lancey apres demobilisation.
  • Marcel (1904)
  • Georges (1905) qui epousera Jeanne Rosso
La maison de la Famille Ruelle en 1906, deuxieme store sur le trottoir de droite. 

Marguerite n'apparait pas sur le recensement de 1906, elle a donc du naitre apres que celui-ci ait ete realise. Le 14 septembre 1921, a La Mure, Constantin epousera en seconde noce Marie-Celine Chemin qui selon toutes vraisemblances fut fidele au stereotype de la maratre, peu aimable avec les enfants du premier mariage, si l'on en croit les propos rapportes par Marguerite a ses enfants. Pour Marie-Celine aussi, il s'agit d'un remariage puisqu'elle avait epouse en 1908 Léopold Auguste Marin.

Quelques annees plus tard, la famille a demenage a quelques metres de leur domicile de 1906. Pour faire place a la ligne de chemin de fer Gap-La Mure, un carrefour est amenage. La maison qui faisait l'angle est abattue, les rails sont posées en 1912 et la ligne inaugurée en 1932 (avant d’être retirés en 1951).

Constantin en profite et ouvre la boutique de tailleur Ruelle qui donne desormais sur cette artere principale qu'est la Rue Du Breuil. La famille habite juste derriere la boutique. 

L'automotrice entrant sur la rue du Breuil en 1932

Pour l'heure, je n'ai pu retrouver d'information concernant leur adolescence ou leur rencontre, mais etant quasiment conscrit et vivant a quelques centaines de metres l'un de l'autre, il n'est pas etonnant que les chemins de Marguerite et Pierre se soient croises, sans doute sur les chemins de l'ecole ou sur l'artere principale de la ville qu'est la rue du Breuil. 

A cette epoque au dela des commerces ce sont les bars qui fleurissent. Il faut dire que les mineurs qui s'echinent a extraire le charbon des sous-sols matheysins ont besoin d'un peu de distraction, et sans doute d'un peu plus encore de remontants.

Marguerite, annees 30

Le 30 avril 1930 Pierre epouse Marguerite a La Mure. D'apres l'acte de mariage, Pierre est alors qualifie de chauffeur de voiture tandis que la mariee est a cette date sans profession. Les parents Picchiottino ainsi que Constantin Ruelle sont presents et consentants. A cette date encore, les deux familles resident au meme endroit qu'en 1906.

Une fois maries, Marguerite et Pierre ouvrent un cafe a l'emplacement de l'actuelle marbrerie Luyat. Il est voisin de l’atelier de tailleur de Constantin Ruelle que l'on devine a gauche des photos ci-dessous issues de films documentaires sur la ville de La Mure. Le Cafe Ruelle, rue du Breuil, devient aussi en 1937 le siege de l'association “Classe 1926” visant dixit “à reserrer les liens de camaraderie existant deja entre tous les conscrits de cette classe“.  


Café Ruelle en 1955, a droite l'atelier de tailleur et la maison des Ruelle


Le meme carrefour un an plus tard 1956


Emplacement du cafe Ruelle, 2020.

En 1939, les parents de Marguerite decedent a un mois d'intervale. Constantin, tout d'abord, le 16 janvier 1939, puis son epouse en Fevrier. Les grands-parents ne connaitront donc que l'ainee de la famille, Pierrette. Le couple accueillera en effet trois enfants. Pierrette nait le 2 mars 1932 a La Mure. Jean-Claude suivra le 10 septembre 1940 (decede en mai 2021 a Sens) et enfin, a la Liberation, Nicole voit le jour a 5 novembre 1945.

Mais 1939 c'est aussi les premices de la Drole de Guerre, avec une France qui tente de faire front a l'avancee nazi avec des moyens, et des strategies, depasses. 

Pierre s'est porte volontaire et a rejoint le 14eme Bataillon de Chasseurs Alpins et en avril 1940, le Sergent-Chef Pierre Picchiottino est en Bretagne, se preparant avec son unite a partir pour la campagne de Norvege. Plusieurs cousins et amis issus de la Matheysine sont du voyage au sein de ce corps expéditionnaire, si bien qu'a plusieurs reprises Pierre croisera des visages familiers sur ce front nordique. Il tient d'ailleurs un carnet de bord ou ces moments de répit sont consignes au jour le jour. De cette prose d'une soixantaine de pages voici quelques morceaux choisis :

 

  • Jeudi 18 avril 1940:
    "Les clairons sonnent le reveil a 5h30. Dans le cantonement les hommes couches sur la paille s'etirent, gromellent, et, pour ne pas faire mentir le sang francais, rouspetent a qui-mieux-mieux, mais n'en font pas moins ce qu'ils doivent faire : c'est a dire mettre une derniere main a leurs sacs bergames et marins, ranger la paille qui leur a servi de lit, donner un coup de balai pour ensuite prendre chacun son barda et aller se ranger en bon ordre a la place que leur a assignee la veille leur chef, et cela malgre la pluie qui tombe a torrent. A 7h30 l'embarquement a lieu sur les camions qui doivent nous transporter a Brest. Nous y arrivons vers les 10h et on nous dirige ensuite vers les quais ou nous prenons un repas froid vers les 12h. La pluie s'est arretee, aussi pour beaucoup d'entre nous qui n'avons jamais vu l'ocean nous en profitons pour nous promener un peu. (...) Bientot vient notre tour d'embaquer a bord du Paul Doumer, et c'est sous une pluie battante et un froid de chien que nous embarquons. Enfin tout s'est bien passe. Une Batterie d'Artillerie Coloniale nous accompagne. Nous quittons la terre de France a 20h exactement, au son de notre fanfare a laquelle repond la musique de la Marine de Brest. Tous, sans exception, nous sommes sur les ponts. L'impression que l'on ressent est inimaginable. Les larmes, lentement, coulent sur tous les visages. Chacun rentre en lui-meme et pense a ceux qu'il laisse derriere lui. Les vivas de la foule qui est venue assister a notre depart nous etreignent. On se sent oppresse, pret a fondre en larmes. Une parole maladroite suffirait mais tous autant que nous sommes, nous nous taisons. (...)"


En 1940, le commandement du navire commercial "Président Doumer" rejoignent les Forces Navales Françaises Libres. Le navire est alors utilisé comme transport de troupes. Armé par un équipage de Français Libres, sous pavillon britannique,  il a été torpillé le 30 octobre 1942 par le U 604 (Cpt Horst Höltring) dans le convoi SL 125, à 151 milles au nord de Funchal.
Scenes d'embarquement a Brest lors du depart pour la campagne de Norvège (source: internet).

  • Vendredi 19 avril 1940:
    "(...) Les visages sont un peu plus detendus et la gouaille francaise reprend ses droits. Accoudes aux bastingages du navire on admire cet ocean si nouveau pour nous. (...) Nous navigons entre l'Angleterre et l'Irlande jusqu'a l'heure de la soupe. Pendant celle-ci, grosse emotion, un bruit de canonade qui secoue le navire se fait entendre, suivit aussitot d'eclatement de bombes. L'alerte est donnee. (...) Dans les couloirs tous les Chasseurs que nous croisons sont munis de leur ceinture de sauvetage, nous en faisons autant, puis nous allons aux nouvelles. Sur le pont, les commandements se croisent, aussitot suivis du bruit de la canonade. Nous sommes enfin renseignes : vers 17h15 un hydravion anglais a decele deux sous-marins allemands qui se voyant decouverts ont essaye de nous torpiller. Heureusement sans nous atteindre. L'hydravion et nos deux torpilleurs sont aussitot passes a l'attaque. Ils ont reussi a en couler un a l'aide d'une bombe sous-marine, l'autre reussissant a fuir en direction des cotes irlandaises. (...) C'est ainsi que nous, Chasseurs Alpins, nous avons eu notre bapteme du feu, en mer, grace il faut le reconnaitre a l'audace de deux temeraires sous-marins allemands venus jusqu'aux abords des cotes anglaises pour essayer de nous couler. Pendant le reste de la nuit, tout a ete calme."


  • Dimanche 21 avril 1940:
    "(...) Dehors la mer gronde. J'ai ferme le hublot par ou le vent s'engouffrait par rafales. Pour ainsi dire seul sur cette immensite, je me rememore mon cher passe. Quand le retrouverais-je? Dieu seul le sait. L'image de ma femme, de ma petite Kiki, ne me quitte pas. Je les revois toutes deux pendant les bons ou les mauvais moments, l'une toujours souriante, l'autre avec ses moues d'enfant gatee, suivant les circonstances. (...) En ce moment je pense a toi, a ma Kiki, a celui que nous attendons et que je ne connaitrais peut-etre jamais... malgre moi, les larmes me viennent aux yeux. Ne plus vous revoir, non cela est impossible. Dieu ne le permettra pas, je vous aime tant que cet amour me protegera. Mais en prevoyant le pire, peut etre un jour liras-tu seule ces pages ecrites bien loin de toi, sache bien et toujours que ce sera avec ta chere image que je m'en irais dans l'au-dela, du pays d'ou l'on ne revient pas. Sois courageuse, eleve nos enfants dans le devoir et l'honneur."
Apres plusieurs semaines en mer entre la Bretagne, les cotes britanniques puis la mer du Nord au cours desquelles les soldats ne sont pas epargnes par les orages houleux et son inevitable mal de mer collectif, les troupes debarquent dans les Fjords ou les montagnes enneigees ont les pieds dans l'eau. Le bataillon de Pierre va rester stationne plusieurs jours dans le petit village de Salangsverket, enchainant les missions de reconnaissance en attendant les ordres qui tardent a arriver.
  • Jeudi 2 mai 1940:
    "A Salangsverket. Beau temps, soleil. Gare aux avions maintenant que nous sommes reperes. En effet, a 2h du matin l'alerte est donnee. Depuis nous sommes debouts. Inutiles de mentionner que nous ne nous deshabillons plus, nous sommes continuellement sur le qui-vive. Depuis l'apparition des avions les heures de sommeil se comptent. Heureusement que je tiens a jour mon carnet de route car je ne savais plus ou nous en sommes dans ce satane pays ou la nuit "brille" par son absence. Journellement il nous arrive par des raffiots des blesses norvegiens. Beaucoup sont morts en debarquant. Ils reprennent aussitot le chemin de leur pays natal, enveloppes de leur drapeau national. Par un officier norvegien blesse on vient d'apprendre la perte de 3 navires norvegiens, coules par l'aviation allemande. Parmi eux un navire hopital qui a ete mitraille a plusieurs reprises en rase motte, des blesses impuissants ont recu jusqu'a cinq balles sur leur lit de souffrance. Trois medecins dedaignant la mitraille se sont fait tuer aupres de leurs blesses plutot que d'abandonner leur poste. (...)"

  • Mardi 4 mai 1940:
    "(...) Le sort en est jete, nous partons a 17h30, destination inconnue. Pour partir on emporte le strict necessaire, le reste est tasse dans notre sac marin. Je fais appeler Mathieu Louis pour lui faire certaines recommendations au cas ou il m'arriverait malheur car je me doute ou nous allons, et d'une poignee de main nous nous separons. (...) Le commandant Paris, un brave celui-la, faisant partie de l'etat major du colonel Bethouard, nous accompagne. C'est lui qui nous apprend que l'on marche sur Narvik. (...) Nous qui nous plaignons lorsque nous etions dans les Alpes, c'etait de la 'gnognotte' en comparaison. Il faut voir ces chemins a peine traces, defonces par les bombes, bordes d'un cote par la montagne et de l'autre par les eaux du fjord, vraiment il n'y a rien de si lugubre. Tout le long du parcours nous croisons des charettes a deux roues d'emigres, trainees par de jolis petits chevaux nerveux genre arabes. Pauvres gens, ou vont-ils ainsi?  le savent-ils seulement? (...)"

Colonne de Chasseurs Alpins (source: internet)
En route pour Narvik, Pierre et ses camarades se retrouvent sur le front norvegien ou ils entreprennent une guerre de tranchees. Celles-ci creusees a meme la glace les protegent guere du froid, des reflets aveuglants du soleil de minuit sur la neige, et encore moins de l'artillerie qui fait voler des obus au dessus de leur tete. Et puis c'est la marche en avant, les embuscades, les camarades qui sont blesses ou tues, les autres qui paniquent... Le discours est sans concession, detaille et humaniste, sans pour autant tomber dans l'emotionnel. C'est la guerre avec toute son atrocite, observee aux premieres loges par ce sous-officier venu des Alpes pour se battre en terre etrangere.

  • Jeudi 16 mai 1940:
    "(...) Sur le versant oppose, en face de nous, Narvik, adosse a une longue chaine de montagnes enneigees ou serpente la ligne de chemin de fer qui relie Narvik a Loulea ou se trouve le minerais de fer suedois, cause de notre presence ici. Dans le courant de l'apres-midi, nous avons assiste a un combat aerien entre avions anglais et allemands. Aucun d'eux n'a ete abattu, malgre les prouesses des pilotes des deux cotes: descente en vrilles, en feuilles mortes, plongees en piquet, puis remontant, piquant droit dans le ciel dans un vrombissement formidable. C'est beau malgre le resultat, quel qu'il soit, on arrive presque toujours a ce que tout homme de coeur reprouve: La Mort. (...)"

  • Dimanche 19 mai 1940:
    "J'ai passe une tres mauvaise nuit. Le froid est vif. Mes pieds a moitie geles me font cruellement souffrir. Essayer de dormir sans quitter les chaussures, il ne faut pas y compter. Je me suis donc dechausse pour dormir, quoi? Une heure et quart de 2h a 3h15. Le mal de pieds et le froid m'ont reveille. Pas sans mal, je me suis rechausse. Les pieds me brulent, je ne peux qu'a peine les poser a terre, aussi je me suis rendu au poste de secours le plus proche. Comme medicament, on m'a donne de la vaseline et pour ma cheville enflee: 2 cachets. A la section, sur les 40 hommes que nous etions, nous restons 25 et encore nous sommes tous plus ou moins eclopes. (...)"

  • Mercredi 22 mai 1940:
    "12h15 tout le monde est a son poste, l'aviation ennemie est signalee. Tout d'abord deux avions volant haut dans le ciel laissent dans leur sillage une longue trainee de fumee blanche. Que font-ils donc? Nous nous apercevons bientot que ces lignes de fumee tracent exactement nos positions, depuis nos 1eres lignes jusqu'a l'embarcadere de l'Ile de Sverg, Sont-ils bien renseignes ces Messieurs, c'est a n'y pas croire. Leur travail de reperage et tracage accompli, les deux avions disparaissent rapidement. Que va-t-il se passer? Nous l'apprenons bientot. Dans le lointain on entend le vrombissment des avions . Ils sont nombreux et viennent sur nous a tire d'aile, suivant les meandres de fumee blanche laissee par les deux premiers avions. Ils sont par groupe de trois, en triangle, la pointe en avant. Il executent une ronde de reconnaissance en 'enfants sages', ensuite ce n'est plus du tout la meme musique. La ronde infernale commence. En passant sur nous en rase motte, rasant les arbres a les toucher, ils nous mitraillent de leur mieux, pour prendre de la hauteur si tot apres, car les canons et mitrailleuses contre-avions des tropilleurs anglais qui croisent continuellement dans le Fjord de Narvik les obligent a etre plus prudent lorsqu'ils arrivent sur l'embarcadere qu'ils veulent detruire a tout prix pour nous couper tout chemin de retour. Ils ne cherchent pas l'economie de munitions durant leur ronde affolante, le bombardement de l'embarcadere et la mitraille de nos positions font rage. Le pauvre village ou se trouve l'embarcadere ne doit etre plus qu'un amas de cendres. Enfin apres 2h30 de bombardement ils reprennent le chemin du retour, a cours de munitions. C'est terrible et surtout demoralisant. A chaque instant on s'attend a etre atteint soit par une bombe soit par une balle, aussi lorsqu'ils eurent epuise leurs munitions et qu'ils reprirent le chemin du retour, un ouf de soulagement s'echappa de toutes les poitrines. L'appel par groupe, ensuite par section, ont lieu: aucune victime a deplorer. C'est vraiment un miracle (...)"

  • Samedi 25 mai 1940:
    " (...) Nous commencons a progresser lentement, en fouillant le terrain jusqu'aux premieres maisons que nous visitons suivant les regles : en commencant a les encercler et a les visiter ensuite. Rien dans celles-ci, leurs habitants les ont evacuees. Nous continuons notre progression jusqu'aux maisons suivantes, ou durant la fouille de l'une d'elles nous decouvrons deux femmes enfoncees dansune espece de citerne. Nous les relachons car elles nous paraissent inoffensives. Notre but n'est plus eloignes, une demie heure nous suffit pour l'atteindre sans anicroche. Assitot arrive je fais installer mes deux FM face au ravin d'en face ou est retranche l'ennemi, en prevenant mes deux chefs de groupe de rechercher immediatement la liaison entre mon chef de section a droite, et le Sous-Lieutenant Gabrielle a gauche commandant la 3eme section de notre compagnie. Pendant que nous etions occupes a nous installer, nous fortifier sans nous preoccuper de nos arrieres puisque nous en venions, de grands cris se font entendre suivi aussitot du tac tac tac des mitraillettes allemandes nous tirant dans le dos. Ils sont de partout, ils nous entourent dans un cercle de moins de 20 m de rayon. Dans notre camp c'est un afffolement indescriptibles car tous ou a peu pres s'etaient demunis de leurs armes et sac pour pouvoir travailler a l'aise. Pour ma part, arme de mon revolver que je ne quitte jamais, je fais face aux plus proches, dechargeant mon chargeur dans leur direction. En ai-je touche? Je ne sais, mais leur elan est brise, ils se sont laisse tomber a terre pour eviter mes balles s'ils ne sont pas deja touches. De mon cote, desarme a mon tour, n'ayant pas le temps de recharger mon arme sur place sans me faire descendre, je m'applatis aussitot au sol, rampant, sautant, j'essaie de rassembler le plus d'hommes possibles. (...) Mon attention est soudain mise en eveil par le craquement de branches seches : serais-ce l'un des notres qui cherche a nous rejoindre? Non, car au meme moment se dressent a moins de 10 metres deux boches armes, l'un d'une mitraillette qu'il tient dans le bras droit, l'autre de son Mauser. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'ecrire, plus prompt qu'eux, j'ajuste rapidement et tire par deux fois, en premier lieu sur le porteur de la mitraillette que j'ai le bonheur de voir s'ecrouler, aussitot je dirige mon arme sur le second qui a deja l'arme epaulee, et par deux fois je presse la gachette. Mouche encore, car lui aussi tombe. Vraiment je ne me croyais pas si bon tireur au pistolet, peut-etre que la chasse y est pour beaucoup. (...) Sans cesser de veiller je consulte tout le monde d'essayer de faire une trouee en direction de nos lignes avec le peu de munitions qui nous restent. Tous acceptent. Je repartis donc deux voltigeurs a droite, deux a gauche, le FM en tete et moi fermant la marche. Nous formons ainsi un carre dont le centre est occupe par les chasseurs non-armes soutenant les blesses. Nous foncons droit sur nos lignes prets a vendre cherement notre vie si nous sommes attaques car nul parmi nous ne tient a etre fait prisonnier. (...)" 

    Ce fait d'arme valu a Pierre Picchiottino une citation officielle.
  • Mercredi 29 mai 1941:
    "(...) Maintenant un mot sur les legionnaires qui veritablement sont l'elite de l'armee francaise. Peu de troupes au monde peut les egaler en bravour, courage et abnegation. Ils se moquent de tout, surtout de la mort qu'ils narguent et bravent en souriant. Gare a ceux qui leur tuent leurs chefs qu'ils venerent. Ils n'ont de cesse, coute que coute, que lorsqu'ils ont aneanti ceux qui sont responsables de leur mort. (...) Les legionnaires ont ensuite debarque une compagnie entiere qui presque toute a ete aneantie, mais loin de reculer, le peu qui restait a tenu ferme en attendant du renfort qui n'a pas tarder a arriver, et c'est ainsi qu'appuyes par les canons des huit navires de guerre anglais, ils se sont rendu maitres de Narvik qu'ils ont conquis de haute lutte."
Soldats de la Legion Etrangere ayant capture un drapeau Nazi a Narvik (source: internet)

La prise de Narvik fut l'un des premiers succes des Allies en ce debut de conflit. Cet article publie dans les annees 60 permet de mieux la contextualiser dans les evenements de 1940, et en quoi il fut un succes au long court :


Mais quelques jours plus tard, changement radical de politique suite a une paix separee entre la Norvege et l'Allemagne. Pierre et le reste des troupes quittent la Norvege en abandonnant leur artillerie en mer et sans connaitre leur destination, a priori plus au sud. Les soldats peuvent enfin se reposer, retrouvant le sommeil qu'ils avaient perdu dans le froid scandinave. A bord de leur navire anglais, ils apprennent le 10 juin que l'Italie a declare la guerre a la France, et prenant conscience que les scenes qu'ils ont vecues ces dernieres semaines pourraient bientot avoir comme theatre les Alpes francaises. "Je ne puis m'imaginer que nous sommes en guerre. Que nous serions heureux sans cette epee de Damocles suspendue au dessus de nos tetes! De savoir ma famille exposee aux coups aveugles des avions me fait fremir d'angoisse" ecrit Pierre dans ses notes du 13 juin. 

Mais les nouvelles continuent de se deteriorer puisque le 15 juin les troupes nazis sont entrees dans Paris a 19h. Le 16 juin la Russie et les Etats-Unis declarent la guerre a l'Allemagne. Tandis que Pierre et les soldats de Norvege arrivent a Brest, les troupes alliees commencent a evacuer le pays. Le colonel en charge du 14e RCA ne pouvant affréter de navires, encourage ses troupes a prendre le large par leur propres moyens. Les soldats ayant débarqué ne pouvant etre rejoints par leurs compagnons et leur materiel partis après eux de Narvik, prennent le chemin de Quimper, de Concarneau... a bord de camions et de camionnettes en ordre désordonnés. Le Marechal Petain annonce a la radio la reddition de la France et la cessation des hostilités. Les Allemands ayant poursuivi leur marche sur l'Ouest, ils rattrapent les soldats français a Saint Brieuc ou on leur demande de se rendre et de se constituer prisonnier.

Le 19 juin 1940, Pierre s'evade de la garnison ou il est emprisonne grace a l'obtention d'un laisser-passer destine aux soldats bretons leur permettant de rentrer a leur domicile jusqu'a nouvel ordre. Sur le sien la destination est laissee vierge. Il va alors s'engager sur les routes de France, en esperant ne pas etre controle de trop pret par les Allemands. Avec deux camarades et beneficiant de l'aide ou de l'hospitalite de civils, il va marcher sur les Alpes a coup d'etapes de 40-50 km par jour. Munis de leur sesame, ils se font passer pour des refugies quand ils croisent des representants de la Wehrmacht. Le 24 juin ils ont rejoint Angers, apres avoir achete des velos d'occasion a Segre-en-Anjou. 125 Francs par bicyclette, une fortune mais aussi la garantie d'avancer plus vite sans pour autant attirer l'attention. Ils triplent, voire quadruplent ainsi leur distance journaliere. Un de ses compagnons disparait a une etape. Le second traine les pieds et a du mal a suivre le rythme impose par Pierre. 

Parcours de Pierre Picchiottino lors de son evasion dans la France occupee

Tours. Vierzon. Bourges. Nevers. Paray-le-Monial. Les etapes s'enchainent. A Paray, un camion allemand cherchant sa route leur propose de les rapprocher de Chalon-Sur-Saone. Quelle ironnie du sort.

Villefranche. Lyon. Cremieu. Bourgoin-Jailleu. Grenoble. Au fur et a mesure qu'ils se rapprochent de leur destination le coup de pedale se fait plus facile, meme s'ils croisent a contre-courant des files de camions requisitionnes par les Allemands ou des prisonniers marchant sur Dijon. Il depose son camarade d'infortune a Cremieu ou sa famille de la bourgeoisie lyonnaise s'est refugiee... Et quand celui-ci se renie de l'aide qui lui avait promis, Pierre prefere le laisser a sa petitesse. 

De petits villages en chemin de traverse, de pont branlant en detours pour eviter les controles d'identite, Pierre rejoint enfin Grenoble le 29 juin a 21h. Le lendemain sa femme et sa fille prevenues par un ami grenoblois le voit descendre du train en gare de La Mure. "Dire l'immense joie eprouvee a me retrouver au milieu des miens est impossible car je puis bien l'avouer aujourd'hui, lorsque nous avons pris le paquebot pour cette campagne de Norvege, j'avais fait le sacrifice de ma vie, et ne comptais plus revoir ma terre natale ainsi que mes etres chers. Ainsi finit pour moi cette guerre qui se termine pour nous tous Francais par une debacle unique dans les annales francaises de tous les temps, aussi que par une defaite 'incomprehensible' par sa brievete. Mais est-elle bien finie?? Un proche avenir nous l'apprendra" conclue-t-il ses notes.  

Trois mois plus tard Margueritte met au monde leur fils Jean-Claude a La Mure. Le 15 juillet il est officiellement demobilise et retourne a la vie civile. 

Son Livret Militaire corrobore les informations glanées precedement, mais nous apprend que Pierre a aussi recu la Croix de Guerre avec étoile d'argent pour ses faits de guerres.

En l'absence des dossiers militaires toujours consignes, je n'ai pu trouver plus d'informations concernant la fin de la guerre pour le couple mais l'on sait que la famille s'elargira encore a la Liberation quand Nicole nait le 5 novembre 1945. 

A la fin du conflit, la famille desormais au complet retrouve le civil. Employe de mairie, puis cadre aux services des eaux, Pierre sera aussi le Capitaine des Sapeur-pompiers de la ville de 1946 a 1956, tandis que Marguerite continue de gerer son estanquet. 

Caricature de Pierre Picchiottino par le sculpteur murois Abel Chrétien (1919-1972) datant de 1948. Extrait de “Pigé par Abel, 37 binettes muroises”. 

Pierrette, ayant epousee Claude Roudil originaire de Nimes, va s'installer dans le sud de la France au debut des annees 50. A douze ans, Jean-Claude quitte La Mure pour la rejoindre et aller au college a Nimes. A sa sortie, en 1956,  il rejoindra le cabinet d'expert comptable de son beau-frere avant d'etre mobilise en 1960 pour partir a Tizi-Ouzou avec le 121e Regiment d'Infanterie. En 1955, Nicole rejoint elle-aussi sa soeur en Avignon ou Pierrette et son mari viennent de s'installer. Nicole fera sa 6eme et 5eme dans la Cite des Papes avant de revenir a La Mure pour finir ses etudes secondaires, puis ses etudes universitaires a Grenoble.

Portrait de Pierre dans la Caserne des pompiers de La Mure


Marguerite avec Marie-Anne en 1977

Quatre générations: Marguerite, sa fille aînée Pierrette, sa petite fille Brigitte et son arrière petite fille Betty.  

Apres leur retraite, le couple se retire Aux Angles (Avignon) et font construire sur le terrain attenant a celui de leur fille ainee, Pierrette. Pierre ne vit pas forcement bien ce deracinement et l'eloignement de ses origines, de ses amis. Il decedera en mars 1977 quelques jours avant la naissance de Marie-Anne. Marguerite lui survivera dix ans, avant de s'eteindre, elle aussi, dans le sud de la France,  le 10 février 1987.

Sources: Nicole Hemery, Brigitte Duran, Alain Dourouze, archives personnelles de Pierre Picchiottino. 

3 mars 2000

Jean Delage (1931-2004) et Berthe Garcin (1915-1998)

(Mise à jour: 20/2/2022)
Jean et Michel Delage, lors du mariage de la petite fille
de ce dernier, Audrey Delage en Juillet 2003

Deuxième enfant d'une fraterie de quatre, Jean DELAGE est le premier fils d'un couple de coiffeurs-cafetiers, René Delage (1903-1992) et Denise Reby (1910-1993). Comme ses freres et soeur, il nait dans l'entre-deux guerres, le 18 fevrier 1931, dans ce qui est alors le fief familial : la campagne castelroussine. 

Du plus loin que l’on fasse des recherches, les ascendants de Jean DELAGE sont tous originaires du département de l’Indre. Cette ancienne province du Berry, et plus particulièrement du Bas-Berry, est toute proche de la célèbre Vallée Noire, chère à Georges Sand. Si on reste sur la lignée directe des "Delage", le berceau de cette famille est la paroisse de Chavin où l’on trouve le premier acte connu, c’est à dire celui du baptême de Gabriel DELAGE, le 1er avril 1668, fils d’Etienne DELAGE et d’Andrée GIRAUD. Ensuite la famille se déplace de quelques kilomètres pour aller à Malicornay, en la personne de Léonard DELAGE, né à Chavin le 19 mai 1780 et décédé le 15 mars 1845 à Malicornay.Il faudra attendre la fin du 19ème et le début du 20ème siècle pour que Sylvain DELAGE, né à Malicornay le 15 mai 1858, ne se déplace vers la commune de Bazaiges, où il y est décédé le 23 novembre 1936. 

Mais la famille de Jean va rompre avec cette tradition sedentaire. A l'instar de Rene et Denise, la famille va migrer vers le Languedoc, dans un premier temps, avant d'essaimer differentes regions du Sud de la France. Il fraudra toutefois attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que ce flux migratoire debute. Lorsque la guerre eclate, la fraterie est encore basee a Chateauroux et comprend donc: 
  • Annette (1928-2003) 
  • Jean (1931-2004) 
  • Jacques (1932-1981) 
  • Michel (1935-) 
Jean a trois ans 
Jean avec sa soeur Annette et Jacques
Jean a neuf ans
Communion solennelle

Pendant le conflit, Châteauroux subit plusieurs bombardements. Pour protéger la famille, le couple envoie ses enfants à la campagne. Ainsi, Annette s’est retrouvée à Eguzon, chez ses grands-parents maternels Félicien Reby et Marie Villard ; Jean et Jacques ont été placés à Chambord, ferme sur la commune de Bazaiges (Indre), chez le frère de René: Pierre Delage et Marie Burat. Quant au petit dernier, Michel, âgé de tout juste de 5 ans, il a été placé chez une sœur de René, Claire Delage et Gustave Blondet, près d’Argenton-sur-Creuse. 

Malgre la gravite de ce qu'il se passe autour d'eux, Jean et Jacques ont l'insousciance de leur age. Du haut de leurs dizaine d'annees, ils faisaient les 400 coups ensemble dans les pres et sous-bois, taquinant le betail ici, derangeant un paysan avec une fronde la ou encore enduisant avec de la bouse de vache la main-courante du pont pour que ledit paysan se souille la main lorsqu'il rentrerait la nuit... Il faut dire qu’ils n’avaient que 17 mois de différence et que Jean avait une certaine influence sur son frere Jacques, qui le suivait sans sourciller, mais toujours de bon gre. 

A l'armistice, la famille decide donc de vendre leur fond de commerce a Chateauroux, et de reprendre un hotel a Narbonne. Les enfants sont adolescents, et vivent assez mal le déracinement. Ils laissent derriere eux leurs familles, les amis, leurs habitudes... Et a l'arrivee les conditions ne sont pas des plus enthousiasmantes. On leur fait clairement comprendre qu'ils sont des enfants de la campagne qui debarquent dans une nouvelle ville. Mais ils sont la pour y refaire leur vie, a la sueur de leur front... Et tous y contribueront. Le Certificat d'Etudes en poche, Jean et Jacques vont donc rapidement arreter l'ecole pour entreprendre l’apprentissage de la pâtisserie. Ils vont le faire ensemble, notamment à Béziers. Jacques racontait qu’ils étaient logés dans une seule chambre et que dans le même immeuble travaillaient des prostitués. Elles les avaient pris en estime et c’est elles qui leur lavaient le linge.

C'est a Grenoble que Jean va etre appele a faire son service millitaire dans les chasseurs alpins. Si sa caserne est en centre ville, sur l'emplacement de l'actuel Parc Pompidou, il sera notamment base au camp des "Rochilles, au col du Télégraphe (entre Bourg d'Oisans et la Maurienne en Savoie) et dans le Trieves, ou il opere comme cuisinier durant les manoeuvres.     

Février 1952 à Aspres sur Buëch (Hautes Alpes), pendant son service militaire 

Ce n'est pourtant pas le gout du ski de randonnee, ni l'appel du grand air qui vont motiver Jean a rester dans la region une fois son service termine… Lors d'une permission, il rencontre en effet Berthe, son ainee de seize ans, qui vit a Grenoble. Il m'expliqua, plein de malice, que ce qu'il l'avait seduit c'etait le regard rieur de ma grand-mere… Il pretendait qu'elle arrivait a rire d'un oeil, et force est de constater que ce portrait lui donne raison: 


Il faut dire qu'elle a du rire souvent, tant Jean etait enclin aux pitreries. Un jour, il proposa a Berthe d'aller a Narbonne pour lui presenter ses parents… Pendant le trajet, il lui fit croire qu'il etait issu d'une famille gitane, et pour etayer sa blague  en arrivant en gare de Narbonne, il n'hesita pas a monter dans une des nombreuses roulottes qui patrouillaient le sud de la France a l'epoque. Elle fut pour le moins surprise… Mais cela a donne le ton pour le reste de leur union. Et le 28 novembre 1952, Jean epousa a Grenoble Berthe Garcin (1915-1998).

Jean et Berthe en 1952 

Nee le 17 janvier 1915 a Saint Sebastien (38), Berthe est la fille ainee de Albert Garcin et Rosa Maria Beaume. Originaires du Trieves, Berthe et sa soeur Claire ont grandi elles-aussi dans un cadre rural puisque leurs parents exploitaient une petite ferme sur ce plateau au Sud Dauphine. Elles ont pour autant étudié, en rejoignant l'etablissement scolaire du Château a La Mure jusqu'à l'obtention de leur brevet 1 et 2. Comme la ville etait trop loin de leur domicile et que le college de jeunes filles n'offraient pas l'internat, elles étaient logées chez l'habitant et ne voyaient leur mere qu'au gre de ses passages aux marches du village, et leur pere encore moins souvent. 


Une fois ses etudes finies, Berthe part s'installer a Grenoble, et sera suivie par sa soeur qui avait reussi le concours des Postes. Berthe travaille elle alors comme aide menagere dans differentes familles, puis comme secretaire chez un avoue, Maitre Daspre, et enfin dans une epicerie-comptoire. A la vente de l'exploitation de Saint Sebastien, les parents rejoignent les filles desormais independantes, et descendent s'installer a Grenoble. En 1952, lorsque Jean et Berthe se marient, ils s'installent rue Gabriel Péri. Ils avaient bien comme projet d'acheter une pâtisserie rue du Breuil à La Mure mais par manque de soutien financier de la famille Garcin, cela ne se fera finalement pas. 

Presidant la table, Berthe et Jean Delage, entoures de leurs famille
 A gauche, assis, Rene Delage A gauche de la mariee, Rosa Garcin 
 Derriere les maries, Claire Garcin 
 A droite du marie, Denise Delage 
 Assis a droite, Albert Garcin 
 Les autres, des cousins de la famille Beaume 
Jean et Berthe, a droite, accompagnant Denise et Rene Delage
et des amis dans les rues Grenoble en 1952
Jean et Berthe avec les parents Garcin sur le nouveau pont reliant
 La Mure à St Jean d'Hérans (le pont de Ponsonnas).
 La voiture est belle, elle ne sortait pas souvent du garage. 

Jean et Berthe auront trois filles qu'ils verront grandir a Grenoble, tout en passant du temps dans les familles respectives (Narbonne, Beziers, Mens, Saint Jean d'Herans): 
  • Michelle (1953) 
  • Monique (1954) 
  • Marie-Helene, dite 'Lilou' (1957) 
Comme la famille a emménage rue Edouard Vaillant vers 1955-56, les filles iront à l'école maternelle Ferdinand Buisson. La famille n'a pas beaucoup de moyens mais vit decemment. On est au coeur des Trente Glorieuses. C'est le plein emploi et l'avenement des conges payes. C'est aussi une epoque ou l'on se satisfait de peu. A la plus grande joie de ses filles, Jean avait reproduit sur les murs de la salle de bain des immenses peintures de Dingo et Pluto, les personnages de Disney. Un matin de Noël, trois poupées attendaient les filles sur le canapé. Il s'agissait de poupees Bella qui parlaient, buvaient... Faisaient pipi. Un enorme investissement a n'en pas douter. D'ailleurs les filles ont gardé ces jouets tres longtemps... même si celle de Michelle fut surnommee Bel Oeil car elle avait toujours un oeil fermé ! Cette poupee cligne toujours de l'oeil dans l'appartement de Seyssins aujourd'hui. 
St Jean D'Herans, Jean et Berthe apres la naissance de leur fille ainee, Michelle (1953) 
St Jean d'Herans, le couple avec Michelle et Monique 
St Jean d'Herans, Jean avec Michelle et Monique 
Jean supervisant Marie-Helene, Monique, leur cousin Gerard et Michelle

Les trois fillles avec leur grand-mere Garcin.
Les filles avec leur mere. 

Apres la naissance des filles, Berthe s'arrête de travailler, meme si elle continuera a faire occasionellement l'entretien de bureaux (a la Société Générale, place Gustave Rivet ; dans les locaux de la Poste-Centrale). C'est donc a Jean qu'incombe la tache de generer les revenus du foyer. Mais si c'est bien lui qui travaille, Berthe, elle, gere les finances de la famille. 

Apres son service militaire, Jean a d'abord occupé un emploi de pâtissier dans l'usine Brun sur St Martin d'Hères mais après avoir connu des grèves importantes dans les années 1956/57, il doit se reconvertir en chauffeur poids lourds. D'abord pour André, dont l'entrepôt était situé vers le lycée Mounier, il fait alors des liaisons Grenoble-Paris deux voire trois fois par semaine dans des conditions épiques. Il rejoint ensuite Pataud où il travaille dans le fret international. Il part souvent pour le Portugal, l'Espagne mais aussi dans les pays de l'Est (surtout la Tchécoslovaquie). En pleine Guerre Froide, il est escorté dès la frontière par l'armée jusqu'a la livraison de ses silos à grains en convoi exceptionnel. 
Jean dans les annees 60 a Annecy

Pour avoir de la compagnie, mais aussi sans doute pour alleger la charge de la garde, il lui arrivait d'emmener une de ses filles avec lui. C'etait une vraie aventure pour les enfants, meme si le tourisme n'etait pas forcément au rendez-vous et que les conditions de voyages n'etaient pas des plus confortables. Mon grand pere me racontait que lors de ces grands trajets internationaux il dormait plus volontiers a meme le sol, sous le camion, pour etre au frais plutot que dans l'etuve qu'etait sa cabine. 

C'est a cette epoque qu'il a eu son premier très gros accident. Alors qu'il etait a proximite d'une remorque, le contenu de celle-ci s'est décharge sur lui : plusieurs côtes cassées et un pronostique vital engagé... Il passa plusieurs semaines a l'hopital. Il rejoindra plus tard Experton toujours dans le transport de produits de métallurgie, mais il ne fait plus que de petits trajets et rentre desormais tous les soirs, et parfois meme le midi. Je me souviens d'ailleurs de le voir faire religieusement sa pause a la maison : apres le dejeuner, une cigarette Gauloises Bleues fumee au balcon avant de s'assoupir sur le canape du salon, ses mains en guise d'oreiller, pour une petite demie-heure avant de reprendre la route. 

Alors qu'il travaillait chez Giraud Motoculture, il eut un second accident du travail et faillit perdre sa jambe apres que la charge d'un poids lourd ne lui soit a nouveau tombee dessus. A sa sortie de l'hopital il fut mis en pre-retraite… Une decision qu'il avait eu du mal a accepter, lui qui travaillait depuis son adolescence. 

Jean arrivant à la biscuiterie Brun en vélo en janvier 1956
Marie-Helene sur le camion de son pere. 

Depuis l'ete 1965, la famille vit rue Franklin dans une maison achetee aux encheres pour la "modique" somme de 10 millions de Francs et avec un credit qui frolait les 14 %... Pour aider au remboursement des traites, ils louent certaines chambres de la maison a des etudiants de passage a Grenoble, et le feront jusqu'a la vente de la maison dans les annees 90. Les filles frequenteront le college Des Eaux Claires dans lequel je ferai mon lycee une generation plus tard. Michelle et Monique rejoindront ensuite le Lycee Louise Michel pour obtenir respectivement un BEP de secretariat et un Bac B. La cadette, Lilou, continuera ses etudes dans le meme lycee alors supervise par la plus jeune proviseur de France. Peut etre inspiree par ce modele feminin, elle continuera ses etudes et rejoindra l'INSA de Lyon pour y etudier le genie civil. 

Au cours de leur scolarite, les ainees passerent plusieurs etes de suite a Narbonne. Mais ce n'etait pas vraiment des vacances : si elles sont dans le sud, c'est pour aider leurs grands-parents a la gestion de l'hotel. En deux mois sur place, elles n'ont pu en tout est pour tout aller qu'une après-midi à la plage, et encore sur insistance de la grand-mère. Le matin elles faisaient les chambres (ménage, lit...). A midi il fallait servir les quelques clients qui dejeunaient dans la salle du restaurant: principalement des pensionnaires et des personnes qui venaient voir de la famille hospitalisée (l'hôtel se trouvait à côté d'une clinique). L'après-midi, c'etait un bref repos avant de commencer la préparation du diner. Le soir Michelle était en salle où après avoir servi les repas elle jouait de l'accordéon tandis que Monique etait à la plonge ou en cuisine avec son grand-père. Compatissante, la grand-mère doublait les pourboires afin que les filles se fassent un peu d'argent de poche. L'ete suivant Michelle ira aussi travaillé chez sa tante Annette qui tenait une charcuterie a Revel. Bref, le sens du labeur s'apprend jeune dans cette branche de la famille.

En 1972, Jacques et sa famille viennent a Grenoble pour rendre visite a leurs cousines. Si Alain est absent (service militaire?), Jacqueline et Maurice avaient emmene leur chien Dick qui a la vue du chien de la famille grenobloise, Pipo, s’est mis a aboyer si fort que les enfants se sont refugies sur les chaises du salon jusqu’a que cela se tasse… Ce sur quoi, Maurice qui était un fan de la serie televisee "L’Homme Invisible" demanda si une voiture invisble cela existait… La ou quelques instants plus tot la Citroen ID de Jean était encore garee se trouvait desormais une place de parking… vide. Profitant du remue-ménage, quelqu’un venait de voler la voiture. Jean et son frere partirent a la recherche de la voiture, roulant tellement vite que Jacques se sentit mal. Marie-Helene, Monique et leur cousine Jacqueline, parties en ville entre temps, faisaient des blagues en appelant la maison sans parler… Du coup, ceux restes a la maison pensaient que c’etaient les voleurs de la voiture qui les harcelaient… Finalement, c’est Bernard et Michelle qui retrouveront la voiture le lendemain, abandonnée non loin de leur lieu de travail.
Jean et Berthe à la naissance de leur premier petit enfant, Cédric, en Juillet 1976

En 1979, alors que mon frere vient de naitre, Jean et Berthe m'emmenent en vacances a Valras-Plage, dans la maison de Jacques et Lucette. Deux anecdotes sont associees a ce sejour languedocien, que mes grands parents me rappelaient de temps a autre : 
  • Sur place nous etions alles dejeuner a une brasserie locale, chez Gegene. Et du coup, sans... gene, j'aurais attrappe couteau et fourchette dans chaque main, afin de les tambouriner sur la table en exigeant: "On veut des frites, on veut des frites..."
  • Sur le chemin du retour, fort de mon stage linguistique et de mes connaissances profondes dans la faune alpine, je me serais exclame en voyant des arbres sur les cretes des colines : "Vindiou, pépé ! J’ai vu des cerfs la haut". J'avais trois ans a ma decharge...
S'ils ont souvent emprunte la Nationale Sept, c'est un autre voyage qui les aura sans doute le plus marques : un sejour au Cameroun ou ils renderent visite a Marie-Helene et Philippe, alors en collaboration (1980-82). Jean et Berthe avaient accompagne la maman de Philippe, Colette. A posteriori, Jean parlait souvent des animaux sauvages, des parties de chasse en Renault 4L, des cases, des bestioles qui grouillaient la nuit... Ils avaient aussi ete charges par des elephants dans leur petite voiture, et avaient pris en stop un marabout local qui selon toutes vraisemblances ne portait pas de slip sous son gandoura... Ce voyage les aura sans nul doute marque car c'etait le plus loin qu'ils ne soient alles.

En 1982/83, ils construisent un chalet vers Laffrey, sur la commune des Theneaux, pour avoir une residence secondaire. Ils le revendront quelques annees plus tard pour investir dans un studio a La Morte et un autre au Cap d'Agde. Si le premier n'a vocation qu'a etre utilise que pour des locations saisonnieres, celui dans l'Herault leur permettra surtout de se rapprocher de la famille de Jean.
Cedric a la (de)construction d’un muret au Chalet de Laffrey, sous le regard attendri de Jean et du chien Pipo
Jean et Berthe au chalet de La Morte avec leur fille Michelle
et l'oncle Michel et son epouse Liliane
 

Le Cap d'Agde n'est en effet pas tres loin de Beziers ou les parents de Jean sont desormais en retraite. Le Cap est une ville nouvelle, construite en front de mer a proximite de l'embouchure de l'Herault, et c'est un peu aussi une ville morte pendant la basse saison. Cela n'empeche pas Jean de se lier d'amitie avec les saisonniers et les autres residants, enchainant les parties de peche en bateau comme dans le port. Il aide au bar, a la plonge et au service dans certains restaurants pour le plaisir d'etre utile et d'avoir de la compagnie... Lors des vacances de Toussaint ou de Paques, les petits enfants y etaient d'ailleurs toujours les bienvenus pour tenter d'attraper des gobies, ces poissons communs, peu gouteux, pleins d'arretes, mais que Jean ne refusait jamais d'écailler.  Berthe en profitait pour nous apprendre a jouer a la belote ou nous gardait a l'oeil quand on s’essayait au skateboard sur le parking de la residence.
Jean au Cap d'Agde, amusant la gallerie avec un preservatif sur la tete,
ou sur le pont avec M. Echeyne, son
 copain de peche
Berthe et Raoul Chambaz pour leurs 80 ans. Jean et son frere Michel a Bezier.

Si nous leur avons souvent rendu visite au Cap D'Agde, il n'etait pas rare que mon frere et moi passions du temps rue Franklin, notamment quand Bernard et Michelle firent eux aussi le voyage jusqu'au Cameroun. C'etait l'occasion d'aider dans le potager, de manger des mures ou des raisins qui grimpaient le long du balcon, de fouiller les combles a la recherche de tresors, de bricoler dans le garage de la maison dans lequel s'accumulaient ferrailles et morceaux de bois. Jean avait un talent de bricoleur indeniable, capable de redonner vie a un vieux frigo ou un lave-linge qu'il avait recupere a la casse. Il aimait faire plaisir aux petits enfants avec des cadeaux fait main, sans doute parce qu'il ne pouvait se permettre plus. Il a toujours etait present, participant meme a la vie associative, servant certain weekend de chauffeur a mon equipe de volleyball, entassee dans sa Citroen BX pour aller disputer un match dans l'agglomeration… 

Il avait d'ailleurs cette expression bien a lui, "aller donner la main" pour expliquer qu'il rendait service a quelqu'un… Et il aidait dans le quartier: ici a repeindre, la a faire le jardin ou aroser… Et il n'hesitait pas a me rappeler qu'etant petit j'essayais d'en faire de meme lorsque pendant des travaux au chalet des Theneaux je sortais une a une de la brouette les pierres qu'il avait ramassees en lui disant "Moi te l'aide Pepe, moi te l'aide". 

Enfants, nous avions comme rituel de faire la tournee des grands parents le dimanche soir en descendant du chalet. Invariablement au moment du depart, nous attendions avec une impatience a peine dissimulee le moment ou la voiture allait partir et que Jean commencerait a nous courir apres, gesticulant comme un pantin desarticule et criant "Nom de Diu de nom de Diu", tandis que Berthe regarderait depuis le balcon, souriante a cette scene repetee chaque semaine. Comme je le disais plus haut, il aimait faire le pitre, et des blagues... D'une main il s'ébouriffait les cheveux, de l'autre il retirait son dentier, et le voila a califourchon sur son fauteuil prétendant s'être transforme en monstre pour effrayer ses petits enfants. Mon cousin Benoit me rappelle qu'a la suite d'une chute en vélo, il s'était fait mal a l'entre-jambe, et mon grand-père lui avait du coup conseille de se frotter la zone en question avec des orties pour faire passer la douleur. Il a fallu une maman bienveillante et accoutumée aux blagues de son pere pour éviter a mon cousin une surprise bien démangeante...

Berthe contractera la maladie de Parkinson et Jean s'occupera d'elle jusqu'a son deces en 1998 a Grenoble. Elle avait 83 ans. Lui-meme decedera le 5 septembre 2004 et sera enterre a ses cotes dans le cimetiere de Saint Jean d'Herans. Lors de la messe, on joua la chanson du languedocien Georges Brassens "Les Copains d'Abord", ce qui ne pouvait pas etre plus a propos.

Sources: 
Alain Delage
Michelle, Monique et Lilou Delage
Lucette Delage